Il y a un an éclatait le conflit entre la Géorgie et la Russie. Il fait à nouveau, cet été 2009, couler pas mal d’encre. Mais où trouver un début d’explication ?
Il y a un an, Patrick Kamenka répondait à mes questions pour le magazine « Vie Nouvelle ». Ce journaliste de l’AFP a « couvert » durant de nombreuses années l’URSS puis la
Russie, particulièrement le Caucase. Il sait de quoi il parle. Voici les principaux extraits de notre entretien toujours d’actualité.
Q. Le conflit armé entre la Géorgie et la Russie a éclaté le jour même de l’ouverture officielle des Jeux olympiques. Ne trouvez-vous pas cette coïncidence étrange ?
R. On peut imaginer que le président géorgien a décidé de lancer son attaque sur Tskhinvali, la capitale d’Ossétie du Sud, dans la nuit du 8 août, car justement le monde entier regardait du côté
de Pékin et des JO. Le président russe Dmitri Medvedev était en vacances, et le Premier ministre VladimirPoutine était lui à Pékin aux JO. De nombreuses informations laissent entendre que les
Américains étaient au courant de l’initiative de Mikhael Saakachvili et que des conseillers US ont aidé techniquement sur le terrain les Géorgiens à régler les tirs des missiles Grad et de
l’artillerie pour détruire les casernes des soldats russes du maintien de la paix présents en Ossétie. Les dirigeants géorgiens ont estimé qu’en menant cette action, les Occidentaux les
suivraient et ont sous estimé la réaction des Russes. Alors piège ou provocation ? Cette attaque a permis à Moscou de réagir en dénonçant les attaques contre ses soldats et des citoyens russes,
les Ossètes du Sud ayant reçu des passeports russes, ce au grand dam des Géorgiens qui considèrent que l’Ossétie est à
l’intérieur des frontières géorgiennes héritées de celles de l’ex-URSS.
Q. On connaît les principaux dirigeants de la Russie. Moins le président géorgien Mikhael Saakachvili. Qui est ce personnage ?
R.C’est un jeune politicien qui a siégé dans le cabinet de l’ancien président géorgien Edouard Chevardnadze. Il a initié la « Révolution des roses » en janvier 2004 pour chasser du pouvoir
l’ancien ministre des Affaires étrangères de Mikhail Gorbatchev. Polyglotte, il a fait ses études en France et aux États-Unis où il a travaillé comme avocat. La révolution « colorée » en Géorgie,
celle de l’Ukraine également, ont été vouées aux gémonies par le Kremlin qui y a vu la présence d’ONG américaines comme autant de menaces dans son « étranger proche », la zone d’intérêts de la
Russie. La volonté de Saakachvili a été énoncée
dès son arrivée aux affaires : reconquérir les régions autonomes comme l’Abkhazie et l’Ossétie. Il avait réussi à reprendre l’Adjarie (à la frontière turque) sans coup férir. Cet exemple a pu
permettre aux Géorgiens de croire que les autres régions suivraient. Il faut rappeler que la Géorgie comme tous les pays du Caucase sont une mosaïque de peuples et de langues.
Les affrontements meurtriers entre la Géorgie et la Russie de cet été entraînent une aggravation des tensions internationales.
Depuis longtemps les tensions existent entre Géorgiens et Ossètes. Notamment, après l’effondrement de l’URSS en 1991 et l’indépendance de ces ex-républiques soviétiques. La politique des
différents présidents géorgiens après l’indépendance visait à contrôler ces régions irrédentistes. Les Ossètes, descendant des Alains de langue persophone, sont divisés, depuis les débuts de
l’URSS, en Ossétie du Nord rattachée à la Russie et l’Ossétie du Sud dépendant de la Géorgie. Du temps de l’Union soviétique, les populations ont vécu ensemble, des mariages mixtes n’étaient pas
rares. Puis, le nationalisme géorgien a repris le dessus sur la minorité ossète qui n’a eu de cesse de lorgner du côté des « frères » du nord et de vouloir rejoindre la Russie avec le
soutien du Kremlin. Les heurts armés qui ont continué,malgré l’accord de Dagomys en 1992, ont fait des victimes de part et d’autre, et les populations poussées chacune par un camp se sont
affrontées, les Géorgiens visant les villages ossètes et réciproquement. Les autorités locales ossètes ont poussé leur pion vers la Russie sous la férule du pro russe Edouard Kakoïty. Ce d’autant
que l’Ossétie du Sud est un important point de passage vers la Russie et vers Valdikazkaz, la capitale voisine de l’Ossétie du Nord, siège des troupes russes dans le Caucase.
Q. Quels sont les enjeux ?
R. La Géorgie peuplée de quelque 5 millions d’habitants a peu de ressources économiques, hormis les agrumes, le vin, les eaux minérales, une agriculture florissante et des sites touristiques sur
la mer Noire(moins les anciennes plages de la riviera ex-soviétique désormais sous la coupe de l’Abkhazie dans l’autre zone sécessionniste). Mais la Géorgie - située dans ce corridor qu’est le
Caucase non russe entre Caspienne et mer Noire - représente un enjeu stratégique important en raison des gazoducs et oléoducs (BTC, BTE) qui évacuent gaz et pétrole de l’Azerbaïdjan voisine et de
l’Asie centrale vers les ports géorgiens sur la mer Noire (Poti, Batoumi) et vers les côtes turques (Ceyhan, Erzurum). Ceci permet à la Géorgie dépourvue de ressources énergétiques d’en recevoir
et de prélever des royalties au passage de ces réseaux de transport d’énergie qui alimentent l’Europe. Un projet important (Nabucco), sous contrôle occidental, envisage, en passant des tubes sous
la Caspienne, d’évacuer le gaz et le pétrole du Caucase et d’Asie centrale via la Géorgie et la Turquie, de remonter jusqu’à l’Union européenne. Moscou voit évidemment d’un mauvais
oeil ces exportations d’hydrocarbures se détourner du réseau russe contrôlé par le géant énergétique Gazprom et alimenter directement les pays occidentaux qui pour l’heure dépendent fortement des
achats auprès de la Russie. C’est le fameux grand jeu pour le contrôle des réserves d’hydrocarbures qui se joue là entre Russie et Occident. D’où la volonté des Russes de construire des nouvelles
routes énergétiques en direction du nord et du sud de l’Europe pour faire pièce aux projets américano-européens.
Q. La réplique russe à l’opération militaire géorgienne a été extrêmement rapide et brutale. Comment l’expliquez-vous ?
R. Hormis l’aspect énergétique et après le recul des années Eltsine, la Russie avec Poutine et Medvedev veut revenir au premier plan de la diplomatie mondiale et s’affirmer comme puissance
mondiale. L’opération russe rapide et massive vise clairement à affirmer la défense du pré carré russe, et mettre un coup d’arrêt aux intentions de l’Otan et des États-Unis de prendre pied dans
le sud Caucase. Les dirigeants de Moscou ont surfé ainsi sur le sentiment de la majorité de la population russe se considérant humiliée par la perte des positions
de super puissance. De plus, la période des révolutions « colorées » (Ukraine, Kirghizstan, Géorgie) à la suite de l’onde de choc du 11 septembre 2001 a été considérée par le Kremlin
comme autant d’événements négatifs et jugés comme menaçant les intérêts russes. Parallèlement, l’indépendance du Kosovo et l’avancée des lignes de l’Alliance atlantique dans les anciens
satellites de l’URSS et leur intégration dans l’Union européenne ne pouvaient que provoquer l’ire du Kremlin. Dans ce cadre, la volonté de Tbilissi de rejoindre l’Otan, tout comme la présence
d’une centaine de conseillers militaires américains auprès des troupes géorgiennes - dont certaines unités sont déployées en Irak en signe de gage vis-à-vis de Washington - n’ont pas manqué
d’être jugées par la Russie comme une pierre dans sa zone d’intérêt (qualifiée par les Russes « d’étranger proche »). Les dirigeants du Kremlin ne pouvaient qu’en tenir rigueur à Saakachvili. La
Géorgie comptait intégrer l’Alliance atlantique au sommet de l’Otan de Bucarest, et mettre ainsi les Russes devant le fait accompli. Après sa réélection en janvier 2008, le chef de l’État
géorgien - dont le credo était la reconstitution de l’unité de la Géorgie en réintégrant dans le giron national les deux régions irrédentistes d’Ossétie et d’Abkhazie - a tenté de jouer sur deux
tableaux : en plaidant la réconciliation avec le Kremlin, après des périodes de tensions qui avaient conduit à la rupture des relations commerciales, et au blocage des liaisons aériennes entre la
Russie et la Géorgie ; en jouant sur les tensions dans les deux zones indépendantistes, dont Russes et Géorgiens se rejettent la responsabilité pour pousser les feux et faire pression sur
Washington et Bruxelles, afin d’obtenir l’intégration dans l’Otan.
Q. Selon vous, quelle est la stratégie des dirigeants russes ?
R. La réponse militaire russe visait d’abord à détruire les bases géorgiennes mises sur pied avec l’aide des conseillers américains. C’est aussi un message en direction des néo-conservateurs
américains qui n’ont cessé de vouloir avancer leur position dans l’ex espace soviétique, dans les pays baltes, en Asie centrale et au Caucase.
La mise en place de batteries en Polopuis à Pale, l’ancien fief de Karadzic et Mladic, l’installation de missiles en principe dirigées contre l’Iran, de radars en République tchèque, la volonté
de faire intégrer la Géorgie et l’Ukraine dans l’Otan, ne pouvaient être considérées que comme des agressions face à une Russie en voie de reconstruction, notamment, grâce à la manne du pétrole
et du gaz. La politique russe s’explique aussi par la volonté du Kremlin d’empêcher tout éclatement du Caucase russe, véritable mosaïque d’ethnies.
Q. Faut-il s’attendre à une aggravation des tensions ?
R. La Russie, forte d’un succès militaire en Géorgie et malgré les critiques occidentales, ne devrait pas laisser son avantage politique retomber. Déjà des tensions pointent leur nez en mer
Noire avec la présence de la flotte russe et de bâtiments de l’US Navy. Ce d’autant que l’Ukraine souhaite reprendre le contrôle de la base de Sébastopol, port militaire abritant la flotte russe.
Les relations entre Kiev et Moscou pourraient continuer de se détériorer. D’autres conflits gelés comme celui en Transnistrie, au Karabakh - opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan - pourraient se
réchauffer si les tensions entre l’Otan et la Russie, entre le Kremlin et la Maison-Blanche se poursuivent. Un danger réel existe de voir l’espace ex soviétique connaître de nouveaux foyers de
tension après la politique occidentale dans les Balkans que la Russie a reçu comme une vraie défaite diplomatique.
Q. Les relations entre l’Union européenne et la Russie vont-elles connaître des bouleversements ?
R. Cette crise va poser la question des rapports de force entre Russie et Europe, cette dernière voyant s’opposer faucons pro américains et dirigeants aux positions réalistes. L’Union Européenne
peut jouer un rôle d’apaisement des tensions entre Moscou et Tbilissi, de règlement sur le long terme du conflit et des solutions pour les zones sécessionnistes, même si Moscou à reconnu
l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie, suite logique pour les Russes aux politiques de l’Occident dans la poudrière des Balkans. La situation en Irak, celle prévalant en Afghanistan, les
tensions au Pakistan et la crise iranienne nécessitent la poursuite du dialogue avec Moscou. L’UE peut là
encore être le trait d’union entre les deux Grands. Mais de plus en plus se pose la question du rôle de l’Otan. Cette alliance qui date d’une autre époque ne doit-elle pas être mise en sourdine
pour construire l’Europe de Brest à l’Oural et apaiser les tensions sans le parapluie américain ?