Fidel Castro, aujourd’hui malade et devenu chroniqueur de luxe du journal « Granma », est un personnage d’exception.
Rarement une personnalité aura provoqué autant de réactions aussi passionnées. Certains l’ont adoré avant de le brûler sur la place publique, d’autres ont d’abord pris leurs distances avant de se
rapprocher de cet homme qui à Cuba et dans le monde entier on appelle « Fidel » ou « Comandante ». Surtout pas « leader maximo », une invention ânonnée comme une
vérité.
Ce fils d’un aisé propriétaire terrien, né il y a quatre vingt tris ans à Biran dans la province de Holguin a suivi des études chez les Jésuites, puis à l’université de La Havane d’où il sort diplômé en droit en 1950. Il milite
dans des associations d’étudiants, tape dur lors d’affrontements musclés avec la police dans les rues de la capitale puis se présente aux élections parlementaires sous la casaque du Parti
orthodoxe, une formation se voulant « incorruptible » et dont le chef, Chivas, se suicida en direct à la radio. Un compagnon de toujours de Fidel, Alfredo Guevara, fils d’immigrés
andalous et inamovible patron du cinéma cubain, dira de lui : « Ou c’est un nouveau José Marti (le héros de l’indépendance), ou ce sera le pire des gangsters ».
Fidel Castro, c’est l’attaque de la caserne Moncada, le 26 juillet 1953, la prison, la rédaction de « l’Histoire
m’acquittera » ; c’est l’exil au Mexique avec son frère, la préparation du débarquement à bord du « Granma » la rencontre avec un jeune médecin asthmatique venu d’Argentine,
Ernesto Rafael Guevara de la Serna. Fidel Castro, c’est au début un adversaire acharné de la dictature, un adepte de la philosophie chère à Thomas Jefferson, principal auteur de la Déclaration
d’indépendance des Etats-Unis. C’est la guérilla dans la Sierra Maestra et son apparition au grand jour
dans les journaux nord-américains et européens. Tant que Fidel ne s’attaquera pas aux intérêts économiques US, il sera un interlocuteur des dirigeants étasuniens. Dès que la révolution commencera
à exproprier des industries nord-américaines comme la United Fruit, il deviendra le diable à abattre.
Le premier attentat dans le port de La Havane, le 4 mars 1960, sonne le prélude à une longue liste d’actes terroristes : le cargo
battant pavillon tricolore, La Coubre, qui avait chargé des munitions à Hambourg, Brème et Anvers explose dans le port de La Havane faisant plus de cent morts, dont six marins français. Ulcéré,
De Gaulle donne l’ordre d’accélérer la livraison des locomotives commandées du temps de Batista. Elles font l’objet d’étranges tentatives de sabotage. Les dockers CGT du port du Havre
surveilleront le matériel jusqu’au départ des navires.
Une opération de grande envergure se préparait du côté de Miami : le débarquement de la Baie des Cochons. En avril
1961, au lendemain de l’annonce par Fidel de l’orientation socialiste de la révolution, le gouvernement des Etats-Unis missionne la CIA pour encadrer 1400 exilés cubains et mercenaires
latino-américains en espérant, en vain, un soulèvement populaire. Fidel en personne dirige la contre-attaque. La tentative d’invasion se solde par un fiasco. Les Etats-Unis signent là leur
déclaration de guerre à la révolution cubaine. Pendant des dizaines d’années, ils utiliseront toute la panoplie terroriste pour tenter d’assassiner Fidel jusqu’à la combinaison de plongée
sous-marine enduite de poison, faciliteront le débarquement de groupes armés, financeront et manipuleront les opposants, détruiront des usines, allant jusqu’à introduire la peste porcine et des
virus s’attaquant au tabac et à la canne à sucre. Ils organiseront l’asphyxie économique de l’île en décrétant un embargo toujours en vigueur. « El Caballo » (le cheval) comme l’appelle
parfois les gens du peuple, ce que Fidel n’apprécie pas, aura survécu à Kennedy, Johnson, Nixon, Reagan, Ford et assisté aux départs à la retraite de Carter, Clinton, Bush père et
fils.
Tant d’années d’agressions, tant d’années de dénigrement et de coups tordus, tant d’années de résistance d’un petit pays de douze
millions d’habitants face à la première puissance économique et militaire mondiale. Qui fait mieux ? Lorsqu’on évoque le manque de libertés à Cuba, ne faudrait-il pas d’abord se poser
la question : un pays harcelé, étranglé, en guerre permanente, constitue-t-il le meilleur terreau pour favoriser l’épanouissement de la démocratie telle que nous la concevons en
occident ? Lorsque dans les salons douillets parisiens, on juge, tranche, condamne, sait-on au juste de quoi on parle ?
La crise des fusées ? Lorsque l’URSS dirigée par Nikita Khrouchtchev décide en 1962 d’installer à Cuba des missiles afin,
officiellement, de dissuader les Etats-Unis d’agresser l’île, Moscou répond à une demande de Raul Castro mandaté par Fidel. La direction soviétique fournit déjà à Cuba le pétrole que lui refuse
son proche voisin. Elle met deux fers au feu : dissuader les Etats-Unis d’agresser Cuba, afficher un clair avertissement à Washington sur l’air de « nous sommes désormais à proximité de vos
côtes ». La tension atteint un point tel qu’un grave conflit mondial est évité de justesse. Les missiles soviétiques retirés, Fidel regrettera que le représentant de l’URSS à l’ONU n’ait pas
reconnu la réalité des faits. « Il fallait dire la vérité », disait-il. Il fut bien obligé de se plier à la décision finale de Moscou même si dans les rues de La Havane des manifestants
scandaient à l’adresse de Khrouchtchev : « Nikita, ce qui se donne ne se reprend pas. »
Entre Moscou et La Havane, au-delà des rituels, les relations ont toujours été conflictuelles. Pas seulement, pure anecdote, parce que
des « responsables » soviétiques ignorants faisaient livrer des chasse-neige à la place des tracteurs attendus. Les Soviétiques voyaient d’un mauvais œil le rôle croissant de Fidel dans
le mouvement des non alignés, l’implication cubaine aux côtés des mouvements révolutionnaires latino-américains puis l’aide à l’Afrique. Ils ne supportaient pas la farouche volonté d’indépendance
et de souveraineté de La Havane et ont été impliqués dans plusieurs tentatives dites « fractionnelles » reposant sur des prétendus « communiste purs et durs », en fait
marionnettes de Moscou, pour tenter de déstabiliser Fidel. Une fois l’URSS disparue, les nouveaux dirigeants russes ont pratiqué avec le même cynisme abandonnant l’île, coupant du jour au
lendemain les livraisons de pétrole et déchirant les contrats commerciaux. Quel autre pays aurait pu supporter la perte en quelques semaines de 85% de son commerce extérieur et de 80% de ses
capacités d’achat ? L’Espagne, ancienne puissance coloniale, a laissé à Cuba un héritage culturel, les Etats-Unis son influence historique et
ses détonants goûts culinaires comme le mélange de fromage et de confiture. Mais la Russie ? Rien, même pas le nom d’un plat ou d’un cocktail.
L’exportation de la révolution ? Fidel n’a jamais utilisé le mot
« exportation ». Che Guevara, non plus. Ils préféraient évoquer la « solidarité » avec ceux qui se levaient contre les régimes dictatoriaux, créatures des gouvernements
nord-américains. Doit-on reprocher ou remercier Fidel d’avoir accueilli les réfugiés fuyant les dictatures du Chili et d’Argentine, de Haïti et de Bolivie, d’avoir ouvert les écoles, les centres
de santé aux enfants des parias de toute l’Amérique latine et, plus tard, aux enfants contaminés de Tchernobyl ? Doit-on lui reprocher ou le remercier d’avoir soutenu les insurrections
armées au Nicaragua, au Salvador et d’avoir sauvé, face à l’indifférence des dirigeants soviétiques, l’Angola fraîchement indépendante encerclée par les mercenaires blancs sud-africains
fuyant, effrayés, la puissance de feu et le courage des soldats cubains, noirs pour la plupart ? Dans la mémoire de millions d’hommes et des
femmes d’Amérique latine et du Tiers monde, Fidel et le Che sont et resteront des héros des temps modernes.
Les libertés ? Fidel, un tyran sanguinaire ? Il y eut d’abord l’expulsion des curés espagnols qui priaient le dimanche à la
gloire de Franco. Complice de Batista, l’église catholique était et demeure la plus faible d’Amérique latine alors que la « santeria », survivance des croyances, des divinités des
esclaves africains sur lesquels est venue se greffer la religion catholique, rassemble un grand nombre de noirs cubains. Les relations avec l’Eglise catholique furent complexes durant ces longues
années jusqu’au séjour de Jean Paul II en 1998 annoncée trop rapidement comme l’extrême onction de la révolution. Ce n’est pas à Cuba que des évêques et des prêtres ont été assassinés, mais au
Brésil, en Argentine, au Salvador, au Guatemala et au Mexique.
Il y eut la fuite de la grande bourgeoisie, des officiers, des policiers qui formèrent, dès la première heure, l’ossature de la contre révolution encadrée et financée par la CIA. Il y eut ensuite les départs d’hommes et des femmes ne
supportant pas les restrictions matérielles. Il y eut l’insupportable marginalisation des homosexuels. Il y eut les milliers de balseros qui
croyaient pouvoir trouver à Miami la terre de toutes les illusions. Il y eut la froide exécution du général Ochoa étrangement tombé dans le trafic de drogue. Il y eut aussi ceux qui refusaient la
pensée unique, la censure édictée par la Révolution comme « un acte de guerre en période de guerre », les contrôles irritants, la surveillance policière. Qu’il est dur de vivre le
rationnement et les excès dits « révolutionnaires ». Excès? Je l’ai vécu, lorsque correspondant de « l’Humanité » à La Havane, l’écrivain Lisandro Otero, alors chef de la
section chargée de la presse internationale au Ministère des Affaires étrangères, monta une cabale de pur jus stalinien pour tenter de me faire expulser du pays.
Ceux qui osent émettre une version différente d’un « goulag tropical » seraient soit des « agents à la solde de La
Havane », soit victimes de cécité. Que la révolution ait commis des erreurs, des stupidités, des crimes parfois n’est pas contestable. Mais comment, dans une situation de tension extrême,
écarter les dérives autoritaires? Une chose est certaine. Fidel n’est pas un dictateur, encore moins un tyran.
A Cuba, la torture n’a jamais été utilisée, comme le reconnaît Amnesty international. On tranchait les mains des poètes à Santiago du
Chili, pas à la Havane. Les prisonniers étaient largués en mer depuis des hélicoptères en Argentine, pas à Cuba. Il n’y a jamais eu des dizaines de
milliers de détenus politiques dans l’île mais un nombre trop important qui ont dû subir pour certains des violences inadmissibles. Mais n’est-ce pas curieux que tous les prisonniers sortant
des geôles cubaines aient été libérés dans une bonne condition physique ?
Voici un pays du Tiers monde où l’espérance de vie s’élève à 76 ans, où tous les enfants sont scolarisés et soignés gratuitement. Un
petit pays par la taille capable de produire des universitaires de talent, des médecins et des chercheurs parmi les meilleurs au monde, des sportifs raflant les médailles d’or, des artistes, des
créateurs. Où, dans cette région du monde, peut-on présenter un tel bilan ?
Fidel a tout vécu. La prison, la guérilla, l’enthousiasme révolutionnaire du début, la défense contre les agressions, l’aide
internationaliste, l’abandon de l’URSS, une situation économique catastrophique lors de la « période spéciale », les effets de la globalisation favorisant l’explosion du système D. Il
aura vécu l’adaptation économique avec un tourisme de masse entraînant la dollarisation des esprits parmi la population au contact direct des visages pâles à la recherche de soleil, de mojito, de
filles où de garçons. Comment ne pas comprendre les plus jeunes, alléchés par le billet vert et regardant avec envie les visiteurs venus de l’étranger ? Il aura, enfin, très mal accepté le
retour de la prostitution même si dans n’importe quelle bourgade latino-américaine on trouve plus de prostituées que dans la 5 eme avenue de La
Havane. Alors, demain quoi ?
La révolution va-t-elle s’éteindre ? Il ne se passera pas à Cuba ce qui s’est produit en Europe de l’Est. Pour une raison
simple : la soif d’indépendance et de souveraineté n’est pas tarie. Les adversaires de la révolution cubaine devraient se méfier et ne pas prendre leurs désirs pour la réalité. Il y a dans
cette île des millions d’hommes et de femmes – y compris de l’opposition – prêts à prendre les armes et à en découdre pour défendre la patrie. Fidel avait prévenu en déclarant : « Nous
ne commettrons pas l’erreur de ne pas armer le peuple. » Le souvenir de la colonisation, malgré le fil du temps, reste dans tous les esprits, les progrès sociaux enregistrés, au-delà des
difficultés de la vie quotidienne, constituent désormais des acquis. Il y a plus. La révolution a accouché d’une nouvelle génération d’hommes et de femmes refusant le retour au passé, des cadres
« moyens » de trente à quarante ans très performants en province, des jeunes dirigeants nationaux aux talents confirmés. Une nouvelle époque va s’ouvrir et elle disposera d’atouts que
Fidel n’avait pas. L’Amérique latine, ancienne arrière cour des Etats-Unis, choisit des chemins progressistes de développement, l’intégration régionale est en marche, les échanges économiques
permettent le transfert du savoir faire contre des matières stratégiques, comme le pétrole avec le Venezuela notamment, le prestige de la révolution cubaine demeure intacte auprès des peuples
latino-américains. Cuba, enfin, peut respirer.
Il n’y aura pas de rupture à Cuba. Il y aura évolution. Obligatoire. Pour qu’elle s’effectue dans les meilleures conditions, il faudra
que les vieux commandants de la Révolution rangent leurs treillis vert olive, prennent leur retraite et passent la main. Les atlantes du futur, de plus en plus métissés, sont prêts. Ne sont-ils
pas les enfants de Fidel ?